Deux lettres en une journée, c'est beaucoup ! Mais il faut que je raconte la visite dont je viens d'être l'objet.
Incorporé au 133e Régiment d'Infanterie de l'Est, Émile est sur le front de la Somme près de Péronne depuis le 21 août quand il est victime d'une légère blessure à la tête causée par un éclat d'obus, lors d'un assaut donné dans la nuit du 11 au 12 septembre 1916 à Bouchavesnes-Bergen (Somme). Il est évacué du front et envoyé en soins et convalescence le 15 septembre à l'hôpital militaire de Chartres, rue de Bonnard.
22 sept.
Sœurette,
Tu ne te doutes pas en quelle compagnie je suis au moment où je t'adresse ces mots. Je suis avec Jane, qui a eu la très bonne idée de venir passer une après-midi à Chartres. Ca me fait bien plaisir.
Mille baisers à tous, Émile.
Écouter la première lettre du 22 septembre 1916
22 sept.
Soeurette,
Deux lettres en une journée, c'est beaucoup ! Mais il faut que je raconte la visite dont je viens d'être l'objet. J'entends appeler : "Sergent Moureu, du 133e ?" Présent ! Je me présente en effet, devant un monsieur d'un âge vénérable, qui me déclare être le pasteur de Chartres. Ca ne m'enchante pas le moins du monde, et je me dis que là-dessous, il y a une lettre des Cadier ou Vernet, que maman a dû être bien heureuse de déclencher. Enfin, faisant contre médiocre fortune bon cœur, j'ai offert à M. le Pasteur une chaise "qui n'était pas à moi", et j'ai gardé la mienne. Il me raconte qu'il a reçu une lettre de Mme Vernet, mais sans adresse précise, de façon qu'il m'a cherché dans tous les hôpitaux, mais qu'enfin il est tombé sur ce point infime qu'est mon moi dans l'Univers. De là, j'ai dû rappeler au plus vite les souvenirs historiques pour jeter quelques mots pas trop déplacés dans un long monologue sur les "Camisards" et l'emploi qu'ils faisaient de balles d'étain ! Enfin, ce brave homme m'a quitté en me laissant un livre de prières protestant (je suis sacré protestant !) (Ne frémis pas, sœurette !), son adresse, et une invite à passer chez lui. Il peut toujours courir. Et je vous en supplie, plus d'assomoirs comme ça dans les jambes ! Moi, qui avais perdu toute habitude du monde, drôle de façon de m'y remettre. J'ai pris l'événement du bon côté, je regarde l'intention, qui a été bonne, mais ça suffit !
Mille baisers de ton frérot qui, ne crains rien, ne lira pas le livre protestant !
Émile
P.S. J'aurais préféré à un pasteur protestant, une jeune Solangienne blonde et rose :
elle ne m'aurait tout au moins pas parlé des Camisards ! Et moi non plus !!
Émile
Écouter la deuxième lettre du 22 septembre 1916
22 sept.
Chers aimés,
Hier a été pour moi une journée heureuse, de celles que l'on marque avec un caillou blanc : j'ai eu en effet la visite de Jane Elissabaratz, et le soir, avant de m'endormir, la lettre de maman. Mardi au soir, je recevais une dépêche de Jane m'annonçant sa venue pour Jeudi : c'était justement jour de sortie. J'ai eu une permission de midi à 5 heures, et en me rapprochant de la gare, je l'ai rencontrée. Nous avons visité ensemble la bonne ville de Chartres qui possède naturellement toute la banalité de toute petite ville de province. Tout le cachet de la ville s'est logé dans la cathédrale, qui est remarquable (Anna a dû recevoir qq cartes). Nous avons beaucoup causé aussi, de la guerre, forcément !, de Paris, mais surtout beaucoup de vous tous, de son séjour aux Pyrénées, dont elle a a gardé un excellent souvenir. Elle est repartie à quatre heures, et cet après-midi de "ressouvenir" nous a paru bien courte.
Tu peux donc, chère maman, te rassurer complètement : les douleurs et la fièvre des premiers jours ont complètement disparu, l'appétit revient, et aujourd'hui surtout où le beau soleil chauffe notre jardin, où je puis promener à l'air ma tête dégagée de tous ses lourds pansements, je me sens bien, je me sens vivre et heureux de vivre, ne me souvenant plus de "là-bas" que pour plaindre mes pauvres camarades qui n'ont pas eu ma chance très grande, très appréciée : celle de faire une courte halte entre deux marches. J'espère recevoir, ce soir, la lettre d'Anna, il me tarde !
Je vous quitte, chers aimés, en vous pressant tous sur mon cœur,
Emile.
Pierre a-t-il écrit ? Que dit-il ?
Écouter la troisième lettre du 22 septembre 1916