Ici, nous menons une vie tranquille, assez intéressante : Sœurette, on a mis une bibliothèque à notre disposition ...
Depuis le 6 décembre 1915, le régiment d'Émile était en garnison à Brimeux dans le Pas-de-Calais. Trois mois plus tard, le 6 mars 1916, Émile annonçait dans une lettre un prochain départ vers un nouvelle destination : ce fut Chaumont-en-Vexin (Oise), à compter du 12 mars 1916.
Le régiment auquel appartenait Émile était mis en retrait du front Nord et repositionné en réserve à proximité de Paris, prêt à monter, contingent par contingent, en renfort sur le front de Verdun, ouvert le 21 février par une grande attaque allemande.
22 mars.
Chère maman,
je viens de recevoir la lettre d'Anna du 16 et ta lettre du 17, et Dieu sait avec quel plaisir ! Je veux enfin vous écrire une longue lettre.
Tu me demandes des renseignements sur Taurona : je ne sais pas du tout où est parti son régiment, et je croirais volontiers qu'il doit être parti en renfort, presque tous les Béarnais étant déjà partis !
Avez-vous reçu des nouvelles de Pierre, après dix-huit jours d'attente ? J'ai reçu une carte très brève de Ferdinand, et quelques lignes charmantes de Jeanne Elissabaratz. Je leur répondrai un de ces jours.
Nous savons maintenant que le renfort de notre bataillon est allé combler les vides du 259e régiment de Foix, au Nord-Est de Verdun. Je ne sais si nous les suivrons de près, et si nous irons dans la même direction. En tout cas, il vaut mieux s'y attendre.
Ici, nous menons une vie tranquille, assez intéressante : Sœurette, on a mis une bibliothèque à notre disposition, (cet "on" est une gentille femme, une baronne du... boulevard), et je suis en train de lire un livre d'Anatole France : "Thaïs", parfait de style et caractérisant à merveille son subtil auteur. Il te choquerait d'ailleurs sans doute par les idées émises.
Comme distractions, pas beaucoup. Gisors est à 5 km, coquette ville de 7 à 8000 habitants mais interdiction absolue d'y aller. L'absolu n'étant qu'un mot, nous y allons parfois quand même. Notre présent lui -même est si précaire qu'il faut se hâter d'en extraire la moindre jouissance.
Ecrivez-moi souvent, la réception de vos lettres est encore l'un de mes plus grands plaisirs.
Je vous embrasse tous de tout cœur.
Émile.
Écouter la lettre du 22 mars 1916